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Viktoria Marinova

Le meurtre de Viktoria Marinova révèle la face sombre de la Bulgarie

Le meurtre de la jeune journaliste, dont le mobile reste pour l’instant inconnu, a eu pour effet de braquer la lumière sur la corruption et les fraudes dans l’utilisation des fonds structurels européens dans le pays

LE TEMPS

L’émotion était palpable lundi soir en Bulgarie, où des veillées silencieuses ont été spontanément organisées dans plusieurs villes en mémoire de la jeune journaliste Viktoria Marinova, sauvagement assassinée samedi dernier. A Roussé, sa ville natale, ils étaient plusieurs milliers à se rassembler une bougie à la main; des centaines d’autres sont également sortis dans le centre de Sofia, certains portant des pancartes rappelant l’assassinat de la reporter russe Ana Politkovskaïa survenu il y a exactement douze ans.

A plus de 2000 kilomètres de là, à Bruxelles, Margaritis Schinas, le porte-parole de la Commission européenne, appelait lors de son briefing hebdomadaire les autorités bulgares à mener une «enquête rapide et approfondie afin de traduire en justice les responsables de cette attaque et de clarifier si elle avait un lien avec les activités professionnelles» de Viktoria Marinova. Une question qui, au cinquième jour du drame, reste une source de spéculations et de polémique en Bulgarie, où les autorités continuent d’affirmer que «toutes les pistes sont à l’étude».

Questions légitimes

A Bruxelles, Margaritis Schinas a dû, lui, répondre à des questions de plus en plus insistantes concernant l’Etat de droit en Bulgarie: la liberté de la presse, mais aussi la corruption et les fraudes, notamment dans l’utilisation des fonds structurels européens. La Bulgarie sera-t-elle sanctionnée? L’Office européen de lutte antifraude (OLAF) a-t-il été saisi? A la surprise générale, le porte-parole a répondu par l’affirmative. «Nous prenons très au sérieux toute allégation de suspicion concernant la mauvaise utilisation des fonds structurels et nous sommes au courant des publications dans les médias concernant la Bulgarie. Nous allons en informer l’OLAF et nous avons déjà demandé des informations sur ces allégations aux responsables de gestion de ces programmes.»

Pour les deux fondateurs du site d’investigation Bivol, Atanas Tchobanov à Paris et Assen Yordanov à Bourgas, sur la côte de la mer Noire, cette déclaration sonnait comme une reconnaissance de leur acharnement à révéler justement ce genre de mauvaises pratiques. En Bulgarie, il n’est un secret pour personne que les «publications dans les médias», ce sont eux. Notamment leur enquête en deux volets sur une affaire qu’ils ont baptisée «GP Gate», du nom de cette entreprise de bâtiment et travaux publics qui, à travers une galaxie de petites sociétés de conseil plus ou moins bidon, rafle un nombre impressionnant de projets financés par l’Union européenne dans le pays, de la construction de ponts, d’autoroutes et de canalisations à la mise en place de circuits de tourisme «vert».

«Machine à gagner des offres publiques»

Cette enquête a été saluée et, en grande partie, validée par Kapital,le très sérieux magazine économique de Sofia, qui qualifie ce système de «véritable machine à gagner des offres publiques». «Ce n’est pas un précédent, mais visiblement un modèle, toléré par la loi», poursuit le magazine. La direction de GP Group a vigoureusement démenti ces accusations.

Curieusement, à part Kapital, les grands médias sont restés silencieux sur ces révélations. L’affaire a été vaguement mentionnée à la télévision et, à ce jour, Viktoria Marinova reste la seule à lui avoir donné autant place: la journaliste y a consacré la totalité des quarante minutes de sa nouvelle émission Detektor le 30 septembre dernier, sur la petite chaîne TVN de Roussé.

Cela reste le principal argument de ceux qui, comme Atanas Tchobanov et Assen Yordanov, privilégient la thèse selon laquelle la mort de la jeune femme est liée à ses activités professionnelles. Pour eux, sa tragédie aura au moins eu pour effet de braquer le projecteur sur ces pratiques qu’ils jugent «endémiques» et qui touchent les plus hauts sommets de l’Etat.

«Le système mis en place par GP Group est commun à toutes les grandes entreprises de construction. Il implique une double comptabilité – les prestations sont facturées jusqu’à 400% de plus que leur valeur réelle –, l’utilisation de sous-traitants peu regardants sur la qualité des matériaux, le versement de pots-de-vin à des politiques, et le recours massif à des consultants avisés qui truquent les marchés publics pour qu’il ne puisse y avoir qu’un seul gagnant», détaille Atanas Tchobanov.

Documents brûlés

L’enquête de Bivol est basée sur une fuite de près 70 gigabytes de documents internes de la compagnie. Après la publication de leur premier volet, le 10 septembre dernier, Atanas Tchobanov et Assen Yordanov ont aussi été alertés sur le fait que d’autres documents quittaient le siège de GP Group, cette fois-ci pour être brûlés en rase campagne. Ils en ont informé les autorités, puis y ont envoyé sur place pour constater les faits deux journalistes, qui ont été arrêtés et brièvement détenus par la police, qui les aurait pris pour des malfaiteurs – un incident qui a suscité la stupéfaction des ONG de défense de la liberté de la presse.

S’exprimant lundi à Roussé sur le cas de la journaliste assassinée, le procureur général Sotir Tsatsarov a indiqué que, sur la base des informations publiées par Bivol, le parquet de Sofia avait fini par ouvrir une enquête sur l’affaire «GP Gate» pour «blanchiment d’argent». Quelque 14 millions d’euros ont été bloqués, a-t-il précisé. A quelque chose malheur est bon.